Après le Poison sur le cœur, les éditions Terres de l’Ouest reprennent l’édition des deux premiers tomes des aventures de Mélina, l’ostréicultrice de Fort-Royer. D’ici quelques semaines, après la crise du COVID 19, nos lecteurs auront la chance de pouvoir lire ou relire, Femmes de Coquilles ou A la vie, à la mer, dans un nouveau format : en poche !
Pour vous mettre en appétit et vous tenir en haleine, quelques extraits ci-dessous :
Elle lui raconta une longue conversation qu’elle avait eue avec Bénoni qui, ronchon, lui avait reproché son investissement dans « chiellés sacrés tubes ». Il lui avait dit que pour délimiter leurs parcelles en mer, les premiers ostréiculteurs construisaient des murets en pierres dans les parcs où, à l’origine, il n’y avait rien d’autre que des étendues de vase. Ils avaient donc organisé des convois avec des chevaux et des tombereaux pour ramener à Fort-Royer les pierres ramassées de l’autre côté de l’île, plus rocheux. Après, c’était à chacun de se débrouiller. Les chevaux ne marchant pas dans la vase, ils les transportaient à la rame ou à dos. Lili confia à son ami qu’il lui était difficile d’imaginer des hommes en sabots, chargés de pierres, progressant en file indienne dans les coursières pour construire ce que l’on appelait aujourd’hui les parcs à huîtres.
— Mais tu sais, compléta Luc, ils ont ensuite essayé les tuiles. Celles qu’on appelait les tiges de bottes. Elles étaient piquées verticalement dans la vase, bien alignées, par paquets de quatre. Tout un art. Le problème, c’était les tempêtes qui emportaient tout. Après chaque coup de mauvais temps, les femmes allaient tout ramasser et devaient passer des heures les pieds dans la vase glacée juste pour récupérer ces tuiles et reconstruire les rangées.
— Quelle patience et quel courage ! s’exclama Mélina.
— Avec mes frères, quand on était enfants et qu’on faisait des bêtises, le père se fâchait. Il nous punissait et nous enfermait à la cabane, un marteau pointu dans les mains. Il nous faisait percer des pleines mannes de coquilles. Ensuite, on les enfilait sur du fil de fer. Avec les frangins, on faisait des colliers de coquilles, des cordées. C’était un super collecteur, très léger, pas cher, mais quelle corvée à fabriquer !
— Et ensuite vous avez acheté des pieux d’ardoise ? demanda-t-elle.
— Ça c’est le hasard d’une rencontre entre un gars de chez nous et un vigneron d’Anjou. Le vigneron laissait de côté ces pieux de vigne en ardoise parce que c’était bien trop lourd alors il a trouvé la bonne affaire. Il les a vendus une fortune à l’ostréiculteur qui pensait sans doute que son métier n’était pas assez dur comme ça. Et puis rapidement, pour être à la mode, il fallait avoir de l’ardoise d’Anjou ou d’ailleurs. Mon grand-père, l’Étournât, c’était son surnom parce qu’il n’avait rien dans le crâne, disait que les pieux étaient plus chers à Lourdes mais qu’ils collectaient mieux parce qu’ils étaient bénis. Remarque, les huîtres poussent bien sur l’ardoise, sans doute parce que ça reste chaud longtemps. Mais c’est vraiment trop lourd. J’étais gosse et, pourtant, je me rappelle de mes premières marées avec l’Étournât, enfin, c’est surtout mon dos qui s’en souvient !
— OK, mes tubes en plastique ce n’est pas une si mauvaise idée, conclut-elle gentiment, lui caressant la joue, en imaginant un petit garçon aux boucles blondes brasser des pieux de pierre bleue aussi lourds que lui.
Elle s’apprêtait à attraper ses crochets pour sortir un panier du dégorgeoir et compter les quatre douzaines commandées quand l’homme la questionna courtoisement sur ce qu’elle était en train de faire au moment de leur arrivée. Elle expliqua gentiment qu’elle commençait à préparer ses collecteurs. Comme ses interlocuteurs ouvraient de grands yeux qui prouvaient leur ignorance à ce sujet, elle développa. Bénoni tendit l’oreille. Elle leur apprit d’abord qu’une huître changeait de sexe chaque année, sans que même un professionnel ne puisse faire la différence à l’œil nu.
— Ben, ô lé coûme ça, y en a bien maint’nant qui marchant à voile et à vapeur, savions pas trop si y sont mâles ou f’melles. Y r’semblent pas à grand chouse, c’est tout c’que j’pouvions dire. Y z’ont des longs cheveux, des culottes qui les mouliant coûme des collants, des cannes grousses coûme mon pouce et des petites chemises resserrées à la taille. Y sont épais coûme la lame de mon couteau, avec leurs épaules d’anguille, leur poitrine de sole et leur petit derrière dans le mi-temps de l’échine. Eh Ben, les heûts c’est pareil à la différence que nos heûts sont p’us biâ qu’eux !
La dame leva les sourcils, pas tout à fait sûre d’avoir bien compris ce qu’elle venait d’entendre. Ravi de l’effet produit, il poursuivit son spectacle.
— Y a d’aut’ coquillages qui marchant à voile et à vapeur. Les crépitulas, par exemp’. En avions pas aut’fois, ô lé les Américains qui les aviant ramenés sur les plages de Normandie, collés sous les coques de leurs bateaux pendant le Débarquement. Toujours en avance sur leur temps en Amérique, j’vous jure, même leurs coquillages ! Ben ouais, ma p’tite dame, un crépitula est d’abord mâle et p’is à l’adolescence, y l’essaye les deux pour ne pas se tromper, y l’est mâle et f’melle en même temps. Coûme ça pour la reproduction, pas de problème, tantôt l’un, tantôt l’autre, c’est bien plus commode pour trouver chaussure à son pied, ça colle à tous les coups ! Et p’is quand y l’en aviant assez de forniquer, il se change en f’melle, c’est bien plus calme, les f’melles. Vous voyez, les crépitulas vivent en colonies, collées les unes sur les aut’. Les p’tites dessus et les plus grosses dessous. Coûme ça, les f’melles, sans faire d’effort, peuvent se faire prend’ par les mâles, collés pas très loin au-dessus. Succès garanti. La survie de l’espèce est assurée, pas de souci. Tout ce petit monde se mélange et prolifère. D’aillours, pour vous le prouver, je vais vous donner le nom latin de ces foutues bestioles. Nos savants les ont appelées Crepitula fornicata, oui ma p’tite dame ! J’connais mon latin, on dirait pas coûme ça, hein ? Nées pour parasiter le monde, je vous dis, y en a des montagnes peurtout maint’nant, des tapis. Et savez-vous comment ça mange ? Ben, je vais vous l’expliquer dans le détail.
Lili s’attendait au pire et avait beaucoup de mal à ne pas exploser littéralement de rire tant son ami était drôle et les touristes médusés.
— Les crépitulas, y sont collés les uns aux autres pour se reproduire à longueur de marée, donc y peuvent pas se déplacer. Alors y z’envoient devant leur goule une masse de liquide gluant pour que toutes les petites algues microscopiques dont y raffolent viennent se prendre dedans, et sans se fatiguer encore ! Feignasses et efficaces ! Au bout d’un moment, quand la pêche est boûn’, y z’aspirant le tout pour digérer, mais pour ne pas perdre de temps, y recommençiant aussitôt pendant qu’ils digèrent. Coûme quoi, les ébats amoureux ouvrent l’appétit, ça creuse de forniquer. Que c’est beau la nature quand même ! Et le plus drôle dans chette histoire, c’est que les crépitulas, c’est drôlement bon à manger. Enfin, moi, j’aime pas ça, y a que les baignouts pour trouver ça bon et exotique. Tout exotique qu’y sont, moi j’préfère un bon chapeau chinois bien coriace, enfin une boûn’ patelle pour parler coûme y faut.
Le monsieur, toujours très poli, demanda :
— Mais de quel animal parlez-vous ?
Mélina se sentait tellement heureuse d’être sur Oléron, d’y travailler et d’y implanter ses racines au fil des jours. Pour tous les trésors du monde elle n’aurait pas abandonné son combat. Ce métier était sa passion et au Diable tout le reste. Elle était une femme de coquilles.